L'Express du 20/10/2005
Cuba
Les mouchards de Fidel
de notre envoyé spécial Oscar Paoletti
Si le régime castriste, à bout de souffle, tient encore debout, il le doit en grande partie aux comités de défense de la révolution. Côté face: une milice de service public. Côté pile: un redoutable instrument de surveillance de la population
Castro arrêté? Castro traîné en justice, à l'instar d'Augusto Pinochet? C'est en tout cas le souhait de la Fondation pour les droits de l'homme à Cuba, un groupe d'anticastristes qui a déposé la semaine dernière à Madrid, au moment où s'ouvrait en Espagne le 15e Sommet ibéro-américain, une plainte contre le président cubain pour «génocide, crimes contre l'humanité, torture et terrorisme». Même si leur démarche n'a aucune chance d'aboutir - car l'aptitude de la justice espagnole à juger des crimes contre l'humanité commis hors d'Espagne ne concerne pas les chefs d'Etat en exercice - les plaignants cherchaient surtout à attirer l'attention de l'opinion européenne sur un pays dont les manquements aux droits de l'homme soulèvent une indignation croissante.
Or, quarante-six ans après l'avènement de Fidel Castro, le régime cubain, à bout de souffle mais requinqué par une fréquentation touristique annuelle de 2 millions de visiteurs, résiste encore. Et pour cause: il repose sur une structure de base particulièrement solide, les comités de défense de la révolution (CDR). «Ils constituent la clef de voûte de l'édifice totalitaire. Si le régime tient toujours debout, c'est en grande partie grâce aux CDR», estime l'un des meilleurs spécialistes français du système cubain, qui souhaite conserver l'anonymat.
Fondés en 1960, ces comités contribuent en effet au quadrillage idéologique du pays au même titre que les autres organisations de masse telles que la Fédération des femmes cubaines (FMC), la Fédération des étudiants universitaires (FEU), les Milices des troupes territoriales (MTT), composées de civils entraînés militairement ou encore l'Organisation des pionniers José Marti (OPJM) qui réunit des centaines de milliers d'écoliers reconnaissables à leur foulard rouge et dont le mot d'ordre est «Seremos como el Che!» (Nous serons comme le Che!).
Dans cette île de 12 millions d'habitants, on trouve un comité de défense de la révolution par pâté de maisons, signalé par un écriteau «CDR» accroché au-dessus de certaines portes d'entrée. Initialement créés, comme leur nom l'indique, pour défendre, armes à la main, la révolution cubaine, les CDR ont progressivement évolué. Sous la direction d'un «président» désigné par le Parti communiste, les «cédéristes», tous volontaires, veillent à tout. Ils entretiennent la voirie et la débarrassent des mauvaises herbes. La nuit tombée, ils assurent une permanence pour surveiller les allées et venues et décourager les éventuels voleurs. Et, en cas de cyclone, ils assurent la protection civile. Fin septembre, à l'approche du cyclone Rita, on pouvait constater leur efficacité. Dans le quartier touristique de la vieille Havane, mais également un peu partout à travers l'île, ils mettaient les bateaux de pêcheurs à sec et barricadaient les maisons, conformément à l'ordre donné sur les ondes de Radio Rebelde, la station publique. «Au temps du bloc soviétique, se souvient Maria Elena (1), ce sont eux qui répartissaient les appareils électroménagers lorsqu'il y avait un arrivage d'URSS. Bien entendu, ils privilégiaient toujours leurs amis.» Un autre rôle des CDR consiste à entretenir la flamme révolutionnaire: lorsqu'une manifestation antiaméricaine est programmée, ils veillent à mobiliser le voisinage. Et tous les ans, le 29 septembre - date anniversaire de leur création - ils organisent un bal populaire.
Mesurer l'ardeur révolutionnaire
Mais à ces missions de service public s'en ajoute une autre, nettement moins honorable, qui relève de la basse police. Il s'agit de surveiller le voisinage et d'identifier les éventuels «contre-révolutionnaires». Tous les jours, le «président» du CDR consigne les petits événements de la vie locale et les éventuelles anomalies. Puis il en fait le rapport au responsable local du ministère de l'Intérieur (Minint) qui réside dans le même pâté de maisons. Ce dernier en rend compte à son supérieur hiérarchique, responsable d'une manzana (cinq pâtés de maisons). Et ainsi de suite jusqu'au n° 2 du régime, Raul Castro, ministre des Forces armées révolutionnaires. Lequel tient quotidiennement son frère, Fidel, informé de l'état de l'opinion et de sa cote de popularité, son obsession.
Comme en Allemagne de l'Est naguère, où la délation était encouragée, un questionnaire en 40 points constitue le principal outil de travail du président du CDR. Il permet de mesurer l'ardeur révolutionnaire de tel ou tel voisin. Extraits: «Quel est l'aspect physique de X? a) normal b) moderne c) extravagant d) autre. Quelle opinion ses voisins ont-ils de lui? Fréquente-t-il des antisociaux? A-t-il déjà exprimé des critiques ou montré de l'irritation à l'égard du Parti, du gouvernement, du Commandant en chef, du socialisme? Se plaint-il de la qualité des transports, de l'habitat, du téléphone? Fait-il des blagues au sujet de la Révolution? Se rend-il aux manifestations lorsque le gouvernement l'ordonne? A-t-il déjà fait des remarques désobligeantes sur l'âge du Commandant en chef [NDLR: Fidel Castro a 79 ans]? Estime-t-il que la ferveur révolutionnaire a diminué?» Et enfin: «Si vous avez d'autres renseignements utiles, vous pouvez les rédiger sur une feuille libre et l'agrafer au présent questionnaire.» Dieu et, bien entendu, les frères Castro seuls savent combien de formulaires de ce genre ont été remplis depuis quarante-cinq ans
Dans ces conditions, recueillir le sentiment profond des Cubains à l'égard de Fidel Castro relève de la mission impossible. Si, dans l'intimité d'une maison ou d'une voiture, il est possible d'entendre des gens se plaindre du régime et des pénuries, jamais personne ne s'aventure à prononcer le nom du commandant en chef. Sa seule évocation suscite presque systématiquement une gêne, voire une légère inquiétude. Soudain, la conversation manque de naturel, un peu comme si l'interlocuteur redoutait qu'el Comandante puisse en saisir des bribes. «A Cuba, la vie est difficile, mais Fidel n'est pas en cause, bien au contraire. Les fautifs, ce sont tous les gens qui se trouvent à l'échelon au-dessous», affirme par exemple une jeune chanteuse de salsa, résumant ainsi un point de vue mille fois entendu. L'après-Castro? «Je n'y ai jamais songé. Ici, nous ne sommes pas invités à nous poser ce genre de question», répond un étudiant. Ce propos reflète la dépolitisation très marquée de la population, conséquence de la lassitude générale. «Tout ce que je demande au Seigneur, c'est qu'il n'ait pas cloné Fidel!» sourit pour sa part l'employé d'une société de location de voitures, en jetant un coup d'il par-dessus son épaule pour s'assurer qu'il n'a pas été entendu.
Dans les Caraïbes, où l'essentiel de la vie sociale se déroule dans la rue, la prudence verbale est vivement recommandée. D'autant que les mouchards des CDR présentent souvent l'aspect inoffensif de femmes à la retraite portées sur le commérage. C'est peu dire que les comités de défense de la révolution interfèrent dans la sphère privée des Cubains. Pour espérer être embauché dans le secteur du tourisme, un dossier politiquement correct et un avis favorable des CDR sont indispensables. «Mon emploi est l'un des meilleurs jobs de tout Cuba, se félicite une femme de ménage d'un grand hôtel de Varadero, station balnéaire située à une heure de La Havane. Car, en sus de mes 20 dollars de salaire, je peux compter sur 20 dollars de pourboires.» Et d'admettre: «Il est vrai que si j'avais été mal notée par mon CDR je n'aurais pas obtenu cet emploi.»
De fréquents abus de pouvoir
Marta, elle, n'a pas eu autant de chance. Sur le point d'être engagée par un groupe hôtelier cubano-espagnol à un poste de cadre, elle a vu sa candidature bloquée in extremis par le «président» de son CDR. «Lorsque j'avais 20 ans, ce dernier était mon fiancé. Nous devions nous marier lorsque je l'ai quitté. Depuis, il me poursuit de sa vindicte et je n'y peux rien », raconte-t-elle, désillusionnée. Fréquent, ce genre d'abus de pouvoir suscite évidemment des haines recuites et de solides inimitiés. «C'est un facteur qu'il faudra prendre en compte au moment de l'après-Castro, estime un observateur avisé sous couvert d'anonymat. Je ne crois pas du tout à la possibilité d'une guerre civile, car les Cubains se trouvent dans un profond état de léthargie politique. Mais, dans les quartiers, il y aura des règlements de comptes violents, c'est sûr.» Ce jour-là, certains présidents de CDR risquent d'avoir des sueurs froides.
(1) Tous les noms ont été changés.
http://www.lexpress.fr/info/monde/dossier/cuba/dossier.asp
Cuba
Les mouchards de Fidel
de notre envoyé spécial Oscar Paoletti
Si le régime castriste, à bout de souffle, tient encore debout, il le doit en grande partie aux comités de défense de la révolution. Côté face: une milice de service public. Côté pile: un redoutable instrument de surveillance de la population
Castro arrêté? Castro traîné en justice, à l'instar d'Augusto Pinochet? C'est en tout cas le souhait de la Fondation pour les droits de l'homme à Cuba, un groupe d'anticastristes qui a déposé la semaine dernière à Madrid, au moment où s'ouvrait en Espagne le 15e Sommet ibéro-américain, une plainte contre le président cubain pour «génocide, crimes contre l'humanité, torture et terrorisme». Même si leur démarche n'a aucune chance d'aboutir - car l'aptitude de la justice espagnole à juger des crimes contre l'humanité commis hors d'Espagne ne concerne pas les chefs d'Etat en exercice - les plaignants cherchaient surtout à attirer l'attention de l'opinion européenne sur un pays dont les manquements aux droits de l'homme soulèvent une indignation croissante.
Or, quarante-six ans après l'avènement de Fidel Castro, le régime cubain, à bout de souffle mais requinqué par une fréquentation touristique annuelle de 2 millions de visiteurs, résiste encore. Et pour cause: il repose sur une structure de base particulièrement solide, les comités de défense de la révolution (CDR). «Ils constituent la clef de voûte de l'édifice totalitaire. Si le régime tient toujours debout, c'est en grande partie grâce aux CDR», estime l'un des meilleurs spécialistes français du système cubain, qui souhaite conserver l'anonymat.
Fondés en 1960, ces comités contribuent en effet au quadrillage idéologique du pays au même titre que les autres organisations de masse telles que la Fédération des femmes cubaines (FMC), la Fédération des étudiants universitaires (FEU), les Milices des troupes territoriales (MTT), composées de civils entraînés militairement ou encore l'Organisation des pionniers José Marti (OPJM) qui réunit des centaines de milliers d'écoliers reconnaissables à leur foulard rouge et dont le mot d'ordre est «Seremos como el Che!» (Nous serons comme le Che!).
Dans cette île de 12 millions d'habitants, on trouve un comité de défense de la révolution par pâté de maisons, signalé par un écriteau «CDR» accroché au-dessus de certaines portes d'entrée. Initialement créés, comme leur nom l'indique, pour défendre, armes à la main, la révolution cubaine, les CDR ont progressivement évolué. Sous la direction d'un «président» désigné par le Parti communiste, les «cédéristes», tous volontaires, veillent à tout. Ils entretiennent la voirie et la débarrassent des mauvaises herbes. La nuit tombée, ils assurent une permanence pour surveiller les allées et venues et décourager les éventuels voleurs. Et, en cas de cyclone, ils assurent la protection civile. Fin septembre, à l'approche du cyclone Rita, on pouvait constater leur efficacité. Dans le quartier touristique de la vieille Havane, mais également un peu partout à travers l'île, ils mettaient les bateaux de pêcheurs à sec et barricadaient les maisons, conformément à l'ordre donné sur les ondes de Radio Rebelde, la station publique. «Au temps du bloc soviétique, se souvient Maria Elena (1), ce sont eux qui répartissaient les appareils électroménagers lorsqu'il y avait un arrivage d'URSS. Bien entendu, ils privilégiaient toujours leurs amis.» Un autre rôle des CDR consiste à entretenir la flamme révolutionnaire: lorsqu'une manifestation antiaméricaine est programmée, ils veillent à mobiliser le voisinage. Et tous les ans, le 29 septembre - date anniversaire de leur création - ils organisent un bal populaire.
Mesurer l'ardeur révolutionnaire
Mais à ces missions de service public s'en ajoute une autre, nettement moins honorable, qui relève de la basse police. Il s'agit de surveiller le voisinage et d'identifier les éventuels «contre-révolutionnaires». Tous les jours, le «président» du CDR consigne les petits événements de la vie locale et les éventuelles anomalies. Puis il en fait le rapport au responsable local du ministère de l'Intérieur (Minint) qui réside dans le même pâté de maisons. Ce dernier en rend compte à son supérieur hiérarchique, responsable d'une manzana (cinq pâtés de maisons). Et ainsi de suite jusqu'au n° 2 du régime, Raul Castro, ministre des Forces armées révolutionnaires. Lequel tient quotidiennement son frère, Fidel, informé de l'état de l'opinion et de sa cote de popularité, son obsession.
Comme en Allemagne de l'Est naguère, où la délation était encouragée, un questionnaire en 40 points constitue le principal outil de travail du président du CDR. Il permet de mesurer l'ardeur révolutionnaire de tel ou tel voisin. Extraits: «Quel est l'aspect physique de X? a) normal b) moderne c) extravagant d) autre. Quelle opinion ses voisins ont-ils de lui? Fréquente-t-il des antisociaux? A-t-il déjà exprimé des critiques ou montré de l'irritation à l'égard du Parti, du gouvernement, du Commandant en chef, du socialisme? Se plaint-il de la qualité des transports, de l'habitat, du téléphone? Fait-il des blagues au sujet de la Révolution? Se rend-il aux manifestations lorsque le gouvernement l'ordonne? A-t-il déjà fait des remarques désobligeantes sur l'âge du Commandant en chef [NDLR: Fidel Castro a 79 ans]? Estime-t-il que la ferveur révolutionnaire a diminué?» Et enfin: «Si vous avez d'autres renseignements utiles, vous pouvez les rédiger sur une feuille libre et l'agrafer au présent questionnaire.» Dieu et, bien entendu, les frères Castro seuls savent combien de formulaires de ce genre ont été remplis depuis quarante-cinq ans
Dans ces conditions, recueillir le sentiment profond des Cubains à l'égard de Fidel Castro relève de la mission impossible. Si, dans l'intimité d'une maison ou d'une voiture, il est possible d'entendre des gens se plaindre du régime et des pénuries, jamais personne ne s'aventure à prononcer le nom du commandant en chef. Sa seule évocation suscite presque systématiquement une gêne, voire une légère inquiétude. Soudain, la conversation manque de naturel, un peu comme si l'interlocuteur redoutait qu'el Comandante puisse en saisir des bribes. «A Cuba, la vie est difficile, mais Fidel n'est pas en cause, bien au contraire. Les fautifs, ce sont tous les gens qui se trouvent à l'échelon au-dessous», affirme par exemple une jeune chanteuse de salsa, résumant ainsi un point de vue mille fois entendu. L'après-Castro? «Je n'y ai jamais songé. Ici, nous ne sommes pas invités à nous poser ce genre de question», répond un étudiant. Ce propos reflète la dépolitisation très marquée de la population, conséquence de la lassitude générale. «Tout ce que je demande au Seigneur, c'est qu'il n'ait pas cloné Fidel!» sourit pour sa part l'employé d'une société de location de voitures, en jetant un coup d'il par-dessus son épaule pour s'assurer qu'il n'a pas été entendu.
Dans les Caraïbes, où l'essentiel de la vie sociale se déroule dans la rue, la prudence verbale est vivement recommandée. D'autant que les mouchards des CDR présentent souvent l'aspect inoffensif de femmes à la retraite portées sur le commérage. C'est peu dire que les comités de défense de la révolution interfèrent dans la sphère privée des Cubains. Pour espérer être embauché dans le secteur du tourisme, un dossier politiquement correct et un avis favorable des CDR sont indispensables. «Mon emploi est l'un des meilleurs jobs de tout Cuba, se félicite une femme de ménage d'un grand hôtel de Varadero, station balnéaire située à une heure de La Havane. Car, en sus de mes 20 dollars de salaire, je peux compter sur 20 dollars de pourboires.» Et d'admettre: «Il est vrai que si j'avais été mal notée par mon CDR je n'aurais pas obtenu cet emploi.»
De fréquents abus de pouvoir
Marta, elle, n'a pas eu autant de chance. Sur le point d'être engagée par un groupe hôtelier cubano-espagnol à un poste de cadre, elle a vu sa candidature bloquée in extremis par le «président» de son CDR. «Lorsque j'avais 20 ans, ce dernier était mon fiancé. Nous devions nous marier lorsque je l'ai quitté. Depuis, il me poursuit de sa vindicte et je n'y peux rien », raconte-t-elle, désillusionnée. Fréquent, ce genre d'abus de pouvoir suscite évidemment des haines recuites et de solides inimitiés. «C'est un facteur qu'il faudra prendre en compte au moment de l'après-Castro, estime un observateur avisé sous couvert d'anonymat. Je ne crois pas du tout à la possibilité d'une guerre civile, car les Cubains se trouvent dans un profond état de léthargie politique. Mais, dans les quartiers, il y aura des règlements de comptes violents, c'est sûr.» Ce jour-là, certains présidents de CDR risquent d'avoir des sueurs froides.
(1) Tous les noms ont été changés.
http://www.lexpress.fr/info/monde/dossier/cuba/dossier.asp
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